Laurent Le Drezen, Proviseur « fatigué mais le paquebot n’a pas pris l’eau ».

La crise sanitaire liée au Coronavirus Covid-19 a provoqué l'arrêt de l'activité du Lycée dont Laurent Le Drezen est proviseur. Un arrêt brutal qui a nécessité pour les personnels une adaptation rapide mais indispensable pour les lycéens et lycéennes.

Laurent Le Drezen, Proviseur au Lycée Beaussier à La Seyne Sur MerPour Laurent Le Drezen, Proviseur au Lycée Beaussier de La Seyne-Sur-Mer (Var), la période récente a été marquée par la nécessité de s’adapter à des situations qui évoluaient sans cesse. Face à des directives souvent contradictoires, pas facile de garder le cap pour un personnel de direction. Il faut dire que le « paquebot », le surnom qu’il donne à son lycée, est important : 1700 jeunes, 150 enseignant·es qui dispensent un enseignement de la seconde au BTS, 60 personnels administratifs.

Proviseur, il a dû tout à la fois sécuriser les personnels, les informer et leur donner les moyens d’assurer la continuité pédagogique. Il a aussi fallu maintenir le lien avec les élèves tout en préparant une éventuelle reprise et des examens qui conditionnent habituellement le calendrier du lycée à cette période de l’année. Sa vie professionnelle a aussi été impactée par son engagement syndical en tant que Commissaire Paritaire National pour le Sgen-CFDT.

En tant que proviseur, comment as-tu vécu la mise en œuvre du confinement dans ton établissement ?
A quoi as-tu dû faire face ?

Comme presque tous les collègues, c’est par le discours du Président de la République du 13 mars 2020 que j’ai appris la fermeture au public des établissements scolaires à compter du 16 mars.

Le week-end a été consacré avec la Proviseur adjointe et la DDFPT à élaborer le plan de confinement pour le lycée. Je compare souvent le grand lycée que je dirige à un paquebot…. Son arrêt est toujours subordonné à sa vitesse initiale et donc à l’inertie de sa masse sur l’eau avant l’arrêt total.

C’est ainsi qu’il faut penser à tout : l’information, le service de restauration, les équipements, les laboratoires, les fluides et j’en oublie. Alors que le stress gagne une grande partie de la population face à un épisode inédit et une crise internationale auxquelles aucune génération n’a dû faire face depuis 1945, notre politique de communication devait être exemplaire.

Le 16 mars, nous n’avions encore aucune consigne institutionnelle ou message… Dans ces moments si particuliers, je vous assure que personne n’a envie de disputer votre autonomie.

Je me souviens que le 16 mars, alors que nous étions déjà lancés dans le confinement et que les informations avaient déjà été communiquées aux familles, enseignants, personnels, partenaires, nous n’avions encore aucune consigne institutionnelle ou message. Même la collectivité territoriale a réagi avec décalage.

Cela éclaire une des qualités essentielles de ce métier : la réactivité avec sang-froid dans les moments de crise. Il est important que nous sachions rassurer et donner du sens aux mesures que nous prenons. Dans ces moments si particuliers, je vous assure que personne n’a envie de disputer votre autonomie.

Le 17 mars a été une journée un peu plus tendue car certains personnels refusaient d’être « réquisitionnés » temporairement pour nous permettre de placer l’établissement dans son état de confinement. Mais au final cette étape s’est réalisée globalement dans une grande sérénité.

Comment as-tu mis en place la continuité pédagogique pour les élèves ?
Quels outils as-tu mis à leur disposition ? 

Dans la première semaine, la mise en place de l’enseignement à distance a débuté comme partout dans un flou total. Ceci est tout à fait normal dans un tel contexte. Le lycée que je dirige disposait de certains atouts pour relever ce défi.

Nous menons depuis 5 ans une politique très volontariste dans le domaine numérique. 90 % de nos activités de communication qui concernent les familles, les enseignants et l’administration passent par des ENT. L’équipement informatique est une politique prioritaire de l’établissement.

Pour plus de 75% des professeurs le passage au distanciel s’est fait assez naturellement.

Par ailleurs, depuis la rentrée 2019, la région SUD PACA a doté les élèves de seconde et de première de tablettes personnelles pour l’utilisation des manuels téléchargés. Nous avions donc organisé un certain nombre de formations pour les enseignants pour la maîtrise technique et l’exploitation pédagogique de ce nouvel outil.

Ce lycée dispose aussi de deux personnels référent TICE, d’un AED dédié à l’accompagnement et d’une proviseure adjointe très versée dans la maîtrise de l’ensemble des outils numériques (ce qui est indispensable en EPLE et plus encore dans de gros établissements). Pour plus de 75% des professeurs le passage au distanciel s’est fait assez naturellement. Les autres ont pu bénéficier d’accompagnement et d’aide grâce aux formations internes et à l’accompagnement ambitieux du service DANE de notre académie.

Comment globalement cette continuité pédagogique s’est-elle passée ?

Les difficultés rencontrées ont été assez nombreuses : la faiblesse des réseaux de la région qui hébergent nos ENT a été la première difficulté. Mais il faut reconnaître que les équipes de la collectivité se sont totalement mobilisées sur cette question et que les choses se sont très nettement améliorées en l’espace d’une semaine seulement. C’est un problème que d’ailleurs de nombreux autres acteurs ont rencontré dans notre pays.

La mise en route a aussi été compliquée…

Pour les élèves et les familles la mise en route a aussi été compliquée dans un premier temps et les facteurs sont multiples : sensation pour les jeunes de vacances inopinées (mais cela n’a pas duré), difficultés à comprendre les consignes, difficultés de connexion aux classes virtuelles par exemple.

La régularité du travail donné (parfois peu, parfois trop), les rythmes et les difficultés intrafamiliales, les tentatives de piratage de certaines visio… Les enseignants ont pu rencontrer des difficultés techniques, de maîtrise, de régulation du volume du travail transmis ou tout simplement d’évolution de la pratique pédagogique.

Les corps d’inspection ont été rapidement aux côtés des enseignants pour les aider à mettre en place ce pilotage distanciel. Entre la deuxième et la troisième semaine, on peut dire que nous avons même été inondés d’informations institutionnelles qu’elles soient nationales ou plus locales. Excès de zèle ?

S’adapter collectivement pour répondre à une situation d’urgence inédite…

Nous avons pu constater au final que cette nouvelle forme de continuité pédagogique s’est stabilisée dès la troisième semaine, les réclamations notamment des parents ayant quasi disparu. Avec du recul cela démontre notre capacité à nous adapter collectivement dans une situation de crise. Cette école qualifiée de mammouth qui depuis plus de 150 ans n’a fonctionné qu’en présentiel a réussi ce tour de force de répondre à une situation d’urgence inédite. Mais, il est clair que cette situation ne peut durer éternellement car je pense que l’enseignement est comme l’amour à distance, fragile et ténu plus le temps défile…

Un enseignement fragile et ténu plus le temps défile…

Le bilan pour les élèves décrocheurs est celui que de toute manière nous avions prévu, malgré nos appels, ceux des CPE, les tentatives forcenées des professeurs principaux : pas de lien, pas de travail, des parents injoignables. Bilan encore plus pessimiste pour les redoublants notamment de terminale. Beaucoup de ces élèves étaient décrocheurs avant même le confinement.

Cependant, il y a eu aussi de très bonnes surprises, des élèves en fragilité parfois un peu phobiques ou encore isolés dans leurs difficultés d’apprentissage, se sont révélés dans l’enseignement à distance. Ils n’ont plus eu peur de révéler leur faiblesse et ont tissé de réels liens de confiance avec leurs enseignants. Cette expérimentation à grande échelle du distanciel devrait amener à une réflexion sur son apport bénéfique dans l’éventail des pratiques pédagogiques.

Comment as-tu vécu ce confinement sur le plan professionnel et personnel ?

L’équipe de direction me direz-vous ? A ce jour bien fatiguée, physiquement, nerveusement, psychologiquement. Je suis rassuré, la proviseure adjointe et moi-même ne sommes pas les seuls. Tous les collègues sont dans la même situation…. Vous me direz depuis le début de la crise des gilets jaunes, nous n’avons pas chômé…. Annus horribilis comme pourrait dire sa majesté, année qui dure depuis deux ans !

Annus horribilis… Chacun espère secrètement une reconnaissance institutionnelle concrète.

Nous savons bien que nous sommes formidables, on ne cesse de nous le dire mais chacun espère secrètement une reconnaissance institutionnelle concrète. Notre loyauté étant indéfectible, nous sommes même je pense un des corps d’autorité fonctionnelle qui ne peut être pris en défaut. C’est d’ailleurs un atout dont l’État a tendance a abuser.

Pendant des semaines, ordres et contre-ordres, informations parcellaires, absence de décision (le bac de français, l’organisation des examens en général), positionnements ambigus de certaines collectivités territoriales, réflexions à mener sur le suivi pédagogique, tout ceci et j’en passe a fait notre quotidien.

Pour ma part et comme beaucoup d’autres, pas de vacances depuis l’hiver, une ou deux journées prises sur l’ensemble des congés de printemps. Je me suis tenu à continuer de faire de mon bureau mon lieu de travail chaque jour. Je pensais ainsi structurer mes journées mais je n’avais pas vu le mal insidieux qui s’infiltrait partout en même temps que la crise du covid-19 s’étendait. Je veux parler bien entendu des réseaux sociaux, des audio, des visio de tout ce qui envahit votre vie de confiné.

Qui pense institutionnellement que le personnel de direction est aussi un être humain ?

Beaucoup ont perdu leurs repères et vous voilà à 19h, à 20h, à 21h  et même, je vous le jure, à 23h30 à répondre à des sollicitations d’ordre professionnel sur des messageries instantanées. Plus vous répondez, plus votre cerveau devient accroc et vous stressez. Plus vous êtes stressé, plus vous répondez. Mais qui pense institutionnellement que le personnel de direction est aussi un être humain ?

Moi aussi, j’ai une famille, des parents âgés dont je suis physiquement coupé. L’inquiétude est aussi permanente quand on pense à eux et à leur protection. La charge professionnelle et personnelle devient lourde au bout du compte.

Ah j’oubliais, si un d’entre-vous pouvait me faire penser à prendre un rendez-vous post-confinement chez l’ophtalmologiste, cela serait gentil.  En effet, 12 à 14 heures d’écrans par jour plus un peu de télé pour s’endormir, risque de compromettre sérieusement ma capacité à embrasser toute la beauté visuelle des Nymphéas de Monet.

Parcoursup, déroulement des examens du Bac… Qu’est-ce que le confinement a changé dans la gestion de ces éléments majeurs de l’année scolaire d’un lycée ?

Le télétravail de nos collaborateurs m’a amené à revoir mon organisation quotidienne mais aussi la nature même des tâches effectuées pendant le confinement. Tout naturellement, une partie du travail de secrétariat habituel a dû être effectuée en direct : suivre la partie mutation, les questions des personnels sur leur carrière, les attestations, relayer tous les messages du corps d’inspection etc… L’ouverture des mails des parents et de certains élèves et les réponses individuelles à faire nous ont pris beaucoup de temps.

Dans le même temps l’ensemble des procédures habituelles du calendrier institutionnel ont poursuivi leur chemin : Parcoursup, les évaluations pour les personnels, les conseils de classe, toutes les préparations et les réflexions de préparation de la rentrée 2020 sans oublier les fameuses enquêtes si indispensables à notre action quotidienne !

Psychologiquement et nerveusement cette période et celle que nous vivons actuellement pèsent beaucoup sur nous.

De nouvelles activités sont nées de ce confinement : suivre le bon fonctionnement technique des outils comme la classe virtuelle, suivre l’action des enseignants et les rassurer sur leur questionnement, communiquer régulièrement avec l’ensemble des personnels pour continuer à faire corps. J’oublie les centaines de petites actions qui se greffent au quotidien et que connaissent bien les collègues. Bref, des journées bien remplies et la charge de travail n’a absolument pas diminué pendant cette période, bien au contraire. Je dirai même que psychologiquement et nerveusement cette période et celle que nous vivons actuellement pèsent beaucoup sur nous.

On a tendance à penser que le Proviseur est comme le capitaine seul à la tête du navire.
Est-ce que cela a été le cas durant cette période ?
 

Me suis-je senti seul pendant cette période ? Oui et non. Oui car la masse d’actions à mettre en place et d’exigences institutionnelles s’est accompagnée de beaucoup de flou voire d’absence de réponses claires.

Regardez aujourd’hui, depuis un mois nous nous demandons si nous allons rouvrir, si l’oral du bac de français aura lieu, comment tenir le protocole sanitaire en relation avec la collectivité territoriale, comment organiser des oraux du second groupe, chercher de nouvelles procédures d’inscription pour les élèves.

Nos réseaux personnels de collègues ont été aussi d’une aide précieuse dans ces moments.

Il est à noter que les relations avec certaines collectivités ont pu selon les territoires être compliquées et lourdes de problématiques. On pourra librement s’interroger sur certaines arrières pensées politiques. Chacun d’entre-nous a une idée sur ces questions, mais une idée ne fait pas force de loi.

Non, je n’ai pas non plus souffert d’une trop grande solitude car tout d’abord les liens avec la proviseure adjointe ont été plus étroits que jamais. Par ailleurs, nos autorités directes ont aussi organisé des réunions à distance et notre recteur a envoyé également des courriers. J’ai certainement eu plus de réunions que mes collègues de par ma fonction de représentant national des personnels. Nos réseaux personnels de collègues ont été aussi d’une aide précieuse dans ces moments.

Tu es aussi commissaire paritaire pour le Sgen-CFDT. Pendant la période de confinement il a donc aussi fallu assurer le suivi des mutations et le soutien individuel des collègues.
Quel travail syndical as-tu fait pendant cette période ?

J’ai pu continuer à mener mon mandat de commissaire paritaire national. Un grand merci à Catherine Nave-Bekhti et à Alexis Torchet pour leur totale disponibilité pour échanger sur les problématiques concernant les personnels de direction.

Mais c’est avec Sylvie Perron que le travail le plus intense a été fait. Des échanges quotidiens souvent longs pour évoquer ensemble les dossiers de mutations ou les problématiques individuelles des collègues. Nous avons défini ensemble, les stratégies et les actions de soutien à défendre auprès des autorités ministérielles. Malgré le confinement, nous avons aussi travaillé sur des problématiques plus nationales ou échangé sur les positions à tenir face à la gestion hasardeuse de notre administration dans cette crise.

Ce travail bénévole a amputé un peu plus mon temps personnel…

Elle va certainement en rire mais nos liens pourraient s’apparenter à des relations de vieux couple à distance. Je n’aime pas passer mon temps sous les feux de la rampe ou en déclarations intempestives et vaines. Je préfère le lien direct de confiance avec les autorités et Sylvie est dans le même esprit d’efficacité y compris comme Secrétaire Fédérale. J’ai même accompagné un certain nombre de collègues non syndiqués au Sgen-CFDT qui ont rencontré dernièrement des difficultés. Notre rôle est d’être à la jonction des différents niveaux verticaux de décisions institutionnelles (qui souvent raisonnent et abordent les problématiques dans une logique horizontale) et la vie réelle du terrain. Nous sommes le point de rencontre entre le système et les usagers de ce grand service public. Aujourd’hui nous avons besoin plus que jamais des corps intermédiaires.

Mais, comme nos collègues s’en doute, ce travail bénévole sans décharge (c’est mon choix) a amputé un peu plus mon temps personnel. Pour moi, être au Sgen-CFDT a du sens, je me reconnais dans les valeurs que porte cette organisation syndicale. Les valeurs sont ce que nous avons de plus précieux en ces temps difficiles où tant d’individus changent d’avis comme de plateaux de chaînes d’information en continu.

Les valeurs sont ce que nous avons de plus précieux en ces temps difficiles…

Un dernier mot ?

Je voudrais vous offrir pour finir une citation de Victor Hugo (un de mes auteurs de prédilection) de sa préface “ des Châtiments”. Alors que nous vivons des moments incertains où nombre de prophètes bien-pensants nous prédisent un monde de crise et de calamités, il est toujours temps d’espérer un monde meilleur pensé par des femmes et hommes ambitieux qui n’ont pas peur de l’avenir.

“La toute-puissance du mal n’a jamais abouti qu’à des efforts inutiles. La pensée échappe toujours à qui tente de l’étouffer. Elle se fait insaisissable à la compression ; elle se réfugie d’une forme dans l’autre. Le flambeau rayonne ; si on l’éteint, si on l’engloutit dans les ténèbres, le flambeau devient une voix, et l’on ne fait pas la nuit sur la parole ; si l’on met un bâillon à la bouche qui parle, la parole se change en lumière, et l’on ne bâillonne pas la lumière.”

Merci à vous tous et bon courage pour l’avenir.