Bilan de l'enquête du Sgen-CFDT Côte d'Azur sur les conditions de travail des professeur.e.s de lettres enseignant en lycée dans l'académie de Nice.
En 2023, 195 collègues sont convoqué.e.s pour les EAF ; 42 ont répondu à notre enquête, soit près d'un collègue sur quatre.
Nous les en remercions.
Ajout daté du 26 mai 2023
Cette enquête a été réalisée en février 2023.
Deux mois plus tard, une proportion importante de collègues ne sont pas parvenu.e.s à boucler le nombre réglementaire de textes.
Le 25 mai, les professeur.e.s de lettres en l’académie de Nice ont reçu un courrier de la part de l’inspection rappelant le nombre de textes attendus et stipulant que si celui-ci n’est pas respecté, le descriptif doit comporter une « mention expliquant et justifiant l’anomalie ».
Ponts, convocations diverses, cours annulés en raison des épreuves de spécialité de mars, arrêts maladie éventuels, participation à des grèves : les professeur.e.s de lettres seraient donc en faute ?
La seule « anomalie », ce sont ces programmes aussi lourds qu’absurdes qui mettent en difficulté les enseignant.e.s et les élèves.
Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article émanent de collègues de lettres qui se sont exprimé.e.s lors de l’enquête.
Des programmes infaisables
En Seconde
Le programme impose aux collègues de lettres d’initier leurs élève à quatre exercices complexes :
- le commentaire littéraire,
- la dissertation,
- la contraction de texte,
- l’essai.
Il leur faut également faire pratiquer des écrits d’appropriation, aborder la question de grammaire, et travailler l’oral – alors qu’une partie des enseignant.e.s ne voient leurs élèves qu’en classe entière.
Débordé.e.s, les collègues sont amené.e.s à faire des choix et à sacrifier certains de ces exercices : le programme est infaisable.
Beaucoup d’élèves ne découvrent la contraction de texte et l’essai qu’en 1ère.
Seule la moitié des collègues initient leurs élèves à la dissertation, et moins de la moitié des collègues leur font pratiquer des écrits d’appropriation.
« L’hétérogénéité des classes complique la diversité des exercices à travailler.
J’essaie de tout aborder mais sans parvenir à approfondir les exercices. »
Le programme de lecture est lourd en Seconde, et ardu, puisque très classique ; une minorité de collègues parviennent à le respecter.
La réforme les place en situation de travail empêché.
« À mon sens, on peut parler de souffrance au travail lorsque l’activité est empêchée. L’activité empêchée, c’est le salarié qui, à la fin de la journée, se dit « aujourd’hui encore, j’ai fait un travail ni fait, ni à faire ». C’est la mauvaise fatigue qui provient de tout ce que l’on n’arrive pas à faire. C’est ce travail qui vous poursuit, vous empêche de dormir. L’activité empêchée, c’est ne pas pouvoir se reconnaître dans ce que l’on fait. » Yves Clot
En Première
On assiste au même phénomène : le manque de temps interdit de respecter le programme et contraint beaucoup d’enseignant.e.s à faire des choix.
Les écrits d’appropriation sont délaissés par la majorité des collègues, qui exercent en priorité leurs élèves aux exercices écrits (commentaire et dissertation en voie générale, commentaire et contraction & essai, en voie technologique).
« Insupportable : l’absence de liberté pédagogique, le rythme hyper-contraignant auquel on est soumis, le programme des œuvres imposées et le manque de temps pour les travailler, le retour à des épreuves que l’on avait raisonnablement abandonnées dont la contraction de texte, la distorsion entre la difficulté des exercice imposés (dissertation sur œuvre…) et la bienveillance exigée pour que les élèves aient des notes honorables.»
« Avec quatre heures par semaine, on ne peut pas voir la grammaire, la méthodologie, les œuvres intégrales, et les parcours !
C’est du délire ! »
Des entraînements réguliers favorisent la réussite des élèves, mais des freins empêchent les collègues d’entraîner leurs élèves suffisamment.
Les chiffres sont éloquents :
- Il leur faut choisir, pour 82% d’entre eux, entre permettre à leurs élèves de s’exercer et avancer dans le cours.
- La triche généralisée conduit 80% d’entre eux à renoncer aux devoirs maison.
- Plus de 75% des collègues sont submergé.e.s par les copies.
« Il y a forcément des choses que l’on fait mal ou que l’on ne fait pas.
C’est inconfortable pour le professeur comme pour les élèves. »
Les collègues, ici encore, sont dans une situation de travail empêché, qui provoque un sentiment d’échec massif.
La réforme du lycée en 1ère : des programmes et des épreuves hors-sol
Le programme d’œuvres en 1ère
Les collègues estiment majoritairement que les œuvres sont trop difficiles pour leurs élèves.
Pour beaucoup, faire étudier quatre œuvres imposées est excessif.
« On n’a plus de temps pour des projets et des lectures complémentaires, pour des études d’œuvres picturales, musicales, cinématographiques…. »
Le principe du programme d’œuvres est massivement rejeté.
« Ces œuvres difficiles achèvent de les dégoûter de la lecture. »
« Le nombre d’explications linéaires est fou, les élèves en ont assez et moi aussi.. »
« En résumé nous vivons dans un grand mensonge : en 1ère, très souvent les élèves font semblant de lire des livres (parfois longs et difficiles), et nous faisons semblant de les croire.
Qui dupe qui, à la fin ?
Il me semble que les ministres de l’Éducation Nationale dupent les citoyens (les familles, la population française), en leur faisant croire que les objectifs sont à la fois ambitieux et atteints…
Il faudrait choisir mieux les livres ou en laisser la liberté aux enseignants ; je préconiserais, fort simplement : soit des livres difficiles mais courts, soit des livres longs et moins difficiles. »
La question de grammaire
Elle est jugée inutilement technique par 8 collègues sur 10, et pour 1 enseignant.e sur 2, les attendus sont flous.
« La question de grammaire est hors-sol. »
Les exercices des épreuves écrites
De nombreux collègues estiment qu’ils sont inadaptés; c’est particulièrement le cas de la dissertation sur œuvre.
« Les attentes sont déconnectées de la réalité des élèves de 1ère : d’une part leur niveau de compréhension, d’expression et de culture est, à mes yeux, très éloigné des attentes des épreuves; d’autre part, le travail et le fonctionnement liés aux spécialités les placent dans une situation de stress et de surcharge constants… »
« Une dissertation générale sur la littérature ou la lecture ou l’écriture est toujours plus intéressante qu’un cours appris par cœur sur une œuvre.. »
L’épreuve orale
En ce qui concerne l’épreuve orale, seule une minorité de collègues adhère au principe de l’explication linéaire d’un texte étudié en classe.
Un pourcentage non négligeable préférerait que les élèves expliquent un texte inconnu choisi par le jury d’oral, ce qui permettrait d’éviter le bachotage actuel.
« Bac oral : ras le bol des explications apprises par cœur. »
« Entendre pour la quinzième fois la présentation de la même œuvre est abrutissant et débilitant. »
« Je serais favorable à ce que les élèves tombent sur un passage de l’œuvre au programme mais pas expliqué dans l’année, cela leur permettrait de réinvestir intelligemment le travail fait sur l’œuvre à travers leur explication de texte. »
« Une solution possible: les enseignant.e.s apprendraient à leurs élèves à expliquer un texte, et le jour de l’oral, les jurys choisiraient ceux qu’ils proposent aux élèves qu’ils interrogent dans une vaste banque de textes. »
« Si on craint le bachotage et le fait que les élèves ne lisent pas et ne s’approprient pas l’œuvre, pourquoi ne pas les interroger à l’oral sur n’importe quel extrait, non vu en cours, de l’œuvre intégrale, supposée bien connue ? »
Beaucoup soulignent le fait que les élèves sont de plus en plus en difficulté : comment les amener à maîtriser tous les exercices des EAF?
« Les deux exercices de l’écrit sont de plus en plus difficiles pour des élèves qui ne maîtrisent ni la syntaxe, ni l’orthographe et qui ont très peu de culture littéraire. »
Les programmes et les épreuves sont inadaptés et doivent être refondus, selon une majorité de collègues.
« Les programmes devraient être validés par des professeurs qui sont sur le terrain et qui savent vraiment ce qu’est un groupe classe dans un établissement lambda. »
Des collègues dans le brouillard
- Plus de 6 collègues sur 10 estiment que les attendus de la seconde partie de l’oral sont flous.
- Plus de la moité considèrent que ceux de la question de grammaire manquent de clarté.
- En ce qui concerne les attendus du commentaire littéraire, ils sont flous pour plus de 35% des collègues.
- 20% des collègues estiment que les attendus de la dissertation le sont aussi.
Ce flou est profondément déstabilisant pour les collègues.
Quelles consignes donner aux élèves ?
Que peut-on raisonnablement demander à nos élèves ?
Comment évaluer leurs productions ?
Les collègues affrontent constamment des dilemmes, des doutes, ce qui génère de la fatigue psychique.
Quid des 1ères technologiques ?
Parmi les répondant.e.s, seul.e.s neuf enseignent en voie technologique, et les statistiques nous semblent donc peu pertinentes.
Cependant, le mécontentement est général, comme en témoignent les remarques des collègues.
« En première technologique : programme ubuesque pour des élèves qui sont souvent en (grande) difficulté ! Le même nombre d’œuvres que les généraux, avec une heure hebdomadaire en moins, est une folie. »
« Tourmenter nos élèves avec la négation partielle ou totale n’a strictement aucun sens, pour eux comme pour nous. »
« Nos ministres semblent avoir oublié que les élèves des voies technologiques sont réfractaires au français (…). Proposer des œuvres ACCESSIBLES et moins nombreuses serait un minimum. »
« Certains élèves comprennent très vite qu’ils peuvent se contenter de lire une seule œuvre dans l’année. »
Quid de la spécialité HLP ?
Le bilan est moins négatif en HLP : les collègues estiment globalement que les exercices sont adaptés à leurs élèves.
Des critiques sont cependant formulées.
« Spécialité HLP avec un programme bien trop vaste et flou.
Sentiment énorme de frustration et de peur à l’idée d’avoir manqué un aspect des sous-thèmes et que cet aspect tombe le jour de l’écrit, mettant alors les élèves en difficulté. »
« Il est impossible de finir le programme dans des conditions acceptables tout en nous assurant que les élèves maîtrisent la méthodologie de l’écrit et s’entraînent à l’oral. »
« Une spécialité de 6 heures en littérature aurait été souhaitable. »
« Spécialité qui ne crée qu’un lien factice entre philosophie et littérature. »
Des collègues et des élèves en souffrance
Épuisement
« Je travaille énormément, toute l’année sur le fil du rasoir et du burn-out, j’arrive à l’épuisement de plus en plus tôt dans l’année. »
Charge de travail insensée
« Les week-ends sont systématiquement amputés par des heures de travail. »
« Au lycée, personne ne nous comprend, puisque les autres n’ont pas de changement de programme. »
« Depuis cette réforme, nos conditions de travail et de vie se sont détériorées. »
« L’année scolaire se résume à une succession de corvées qu’il faut accomplir à toute allure. »
Ennui, absence de plaisir et perte de sens
« L’analyse linéaire, (…) est une mécanique d’un ennui mortel pour les élèves. »
« Nous passons notre temps à faire des lectures linéaires sur des œuvres qui ne plaisent pas aux élèves. »
« Je perds le sens (et le goût) de mon travail. »
« J’ai l’impression de courir après le temps toute l’année, de faire du bachotage au détriment du plaisir de la littérature et du développement d’un esprit critique.
Les élèves ne prennent aucun plaisir. »
Stress et frustration
« Programme de 1ère étouffant qui tue toute liberté pédagogique dans le choix des œuvres au programme et qui enlève aux élèves le plaisir de la lecture, de la variété et de la découverte. Plaisir disparu également du côté du professeur, constamment sous pression. »
« Mon état de santé psychologique et physique s’est dégradé. »
Découragement, amertume, voire colère
« Auparavant, j’avais le sentiment de participer à l’ouverture d’esprit des élèves, à la construction de leur esprit critique, à la mise en place d’une culture littéraire.
Je savais évaluer de manière constructive.
Aujourd’hui, j’ai l’impression de les gaver comme des oies et de les surévaluer pour compenser tout ce que je n’ai pas réussi à faire. »
« La caporalisation actuelle, ces programmes et ces épreuves insultent l’intelligence des enseignant.e.s et de leurs élèves.
Les premiers sont jugés incapables de choisir judicieusement des textes et des œuvres.
Les seconds sont essentiellement évalués sur du par-cœur à l’oral. »
Alerte : bullshit job et risques psychosociaux
Le travail des collègues de lettres enseignant en lycée glisse vers le bullshit job.
Le bullshit job, ou job à la con, est un concept élaboré par David Graeber; voici la définition qu’en donne Wikipédia: « des tâches inutiles, superficielles et vides de sens effectuées dans le monde du travail. »
Parmi les résultats de cette enquête, un chiffre nous semble particulièrement préoccupant.
Plus de trois enseignant.e.s sur quatre estiment ne pas être en mesure de préparer correctement leurs élèves aux épreuves du baccalauréat.
En d’autres termes, trois enseignant.e.s sur quatre estiment ne pas pouvoir faire leur travail correctement, ce qui ne peut qu’occasionner de la souffrance.
La réforme du lycée fait donc courir des risques psycho-sociaux aux collègues de lettres enseignant en lycée tout en mettant les élèves en difficulté.
Une réflexion en profondeur sur les programmes et sur les épreuves à laquelle des enseignant.e.s seraient associé.e.s nous semble indispensable et urgente.
En savoir plus sur les risques psychosociaux
Le rapport Gollac fait une liste de six familles de facteurs de risques psychociaux.
Les collègues de lettres qui enseignent en lycée sont exposé.e.s à tous ces risques.